mardi 17 février 2009

Midi moins sept.

Lors de la première épreuve du bac blanc, la consigne écrite était la suivante: "Les élèves ne sont pas autorisés à sortir avant la dernière heure de l'épreuve" (l'épreuve commence à 8h00 et se termine à 12h00). Sauf que le problème est le suivant: beaucoup d'élèves partent dès qu'ils ont l'autorisation légale de partir. Si c'était 9h00, certains n'hésiteraient à quitter la salle à cette heure. Sous couvert du proviseur-adjoint, en lui expliquant que je souhaitais que les élèves travaillent jusqu'à midi, j'ai annoncé aux 70 "candidats" que je surveillais qu'ils devraient rester jusqu'à la fin.

Évidemment, la plupart s'attendaient à pouvoir être libérés à 11h00. Évidemment, j'ai eu droit à la question idiote: "Et si on a terminé avant midi?" Il ne faut jamais répondre à une question idiote, il faut rappeler la règle. Ce que j'ai fait. Sauf que la règle n'est pas si claire que ça, que ce qui est valable dans une salle ne l'est plus dans une autre, que tout dépend des classes, des profs et des disciplines. Bref, autant d'incertitudes, d'interprétations et de failles dans lesquelles les élèves s'engouffrent pour échapper au travail, puisque telle est la pente naturelle d'un élève, surtout s'il est mauvais.

Sauf que ce jour-là, dans cette salle-là, c'était moi, et que je ne plaisante pas avec ça: tous au travail jusqu'à midi, parce que c'est la durée de l'épreuve de philosophie, et qu'il faut aller jusqu'au bout, comme on doit aller jusqu'au bout de ses pensées. Savez-vous ce qu'il arriva? A 11h00, trois élèves, plutôt vicieux, ont profité d'une jeune prof stagiaire pour tenter une fuite (nous sommes deux enseignants à surveiller par salle, chacun dans sa partie). J'avais l'oeil, j'ai repéré les gus, dont un qui, en première heure, s'était endormi sur sa table, et l'autre, l'un de mes élèves, qui avait déjà bâclé le dernier devoir surveillé. Gueulante et chacun retourne à sa place.

Ce matin-là, ma réputation de prof chiant s'est sûrement renforcée. C'est ma fierté, ma Légion d'honneur, mon titre de gloire. Dans les allées, entre les tables, je circule, je surveille, je patrouille, un peu comme un instructeur militaire. Un enseignant, c'est aussi un garde-chiourme. La discipline ne fait pas que la force des armées mais aussi des écoles. Mais je n'exige que la discipline du corps, dont je reconnais et connais la difficulté: rester quatre heures assis sans bouger.

Pour le reste, l'esprit, c'est à dire chez l'homme l'essentiel, c'est la liberté totale. Je crois même que la subordination du corps est la condition de l'émancipation de l'esprit. Il faut que l'un se fige pour que l'autre se meuve. Je veux transformer chaque élève en statue de chair, en faire un penseur de Rodin vivant. Jusqu'à midi. Après, ils sont libres de retrouver leur heureuse sauvagerie. C'est pourquoi ma méthode n'est ni militaire (l'esprit n'est pas soumis, mais le corps), ni tyrannique (elle est très provisoire, je ne fais qu'appliquer rigoureusement une règle qui ne vient pas de moi), seulement un peu chiante.

Et je le sens: passés 11h00, les corps se rebellent en silence, s'agitent sur place. Tous les moyens de résistance sont bons: un stylo qui tombe, une feuille qu'on froisse, une chaise ou un gosier qui raclent, un éternuement qui traverse toute la salle, des doigts qui tapotent d'impatience, des bâillements de lassitude. A 11h30, les trois quarts ont terminé, se sont rhabillés, près à bondir. Je renforce ma présence physique, je multiplie les regards. Ce sera leur douce punition: l'ennui, l'attente, en regardant celles et ceux qui continuent de travailler, de penser, qui ont encore de quoi dire et écrire.

Mais rien n'est parfait, pas même moi: la tension est trop forte, la pression difficilement supportable. Dans la salle d'à côté, les élèves partent bruyamment. Il est midi moins sept. Chez moi, un élève se lève. Je sens que c'est fini, que mon autorité va s'arrêter là, que les sept minutes qui restent vont échapper à ma souveraineté. Il faut alors être stratège, prendre les devants, anticiper l'ultime rébellion, faire de nécessité vertu, agir vite car il ne me reste plus que quelques secondes pour lever la séance: c'est fait, dans le vacarme des corps qui se déchaînent de leurs tables. Sauf deux ou trois qui rédigeront sept minutes de plus. Je n'ai plus qu'à trier les copies et retourner chez moi avec mes devoirs de vacances.

8 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est dans ces moments là et avec des personnes comme ça que certains élèves voient dans l'école une perte de temps...

Emmanuel Mousset a dit…

C'est dans ces moments-là et avec des personnes comme ça que les bons élèves voient dans l'école un gain d'intelligence...

Anonyme a dit…

Contre nous de la tyrannieeee !
[...]
Liberté, liberté chérie !

Emmanuel Mousset a dit…

C'est la philosophie qui conduit à la liberté, c'est l'indiscipline, le désordre et le mépris des règles qui débouchent sur la tyrannie.

Anonyme a dit…

Les élèves pourront partir dès 11h vous l'avez vous-même cité, vous les "retenais" jusqu'à midi...

Question: Sommes-nous obliger d'interdire...? à méditer

Emmanuel Mousset a dit…

J'ai le devoir d'interdire, quand c'est pour le bien des élèves, et avec l'accord de Monsieur le Proviseur-Adjoint.

Anonyme a dit…

Garder un élève devant sa copie lorsqu'il a terminé, c'est comme garder un enfant devant son assiette alors qu'il n'a plus faim. Il n'en mange pas davantage et au pire il en vomit =O

Emmanuel Mousset a dit…

Un élève n'est pas un enfant et une dissertation de philosophie n'est pas une assiette de nourriture. L'image est donc fausse.

Un élève qui ne sait pas utiliser les 4 heures de l'épreuve est un élève qui travaille mal, qui est incapable de maîtriser son temps, qui ne développe pas ses idées.

Ou bien quelqu'un de paresseux. Laissons-le devant son vomi (pour reprendre cette fois votre image), il en tirera peut-être quelque chose qui le rendra meilleur.