Aujourd'hui, le cours avait commencé depuis quelques minutes seulement, j'en étais encore à des considérations administratives sur un éventuel changement d'horaires quand une élève a levé la main, en insistant. Je n'aime pas trop être interrompu par une intervention qui ne porte pas sur ce dont on parle. Chaque chose en son temps, ordre et efficacité. Sauf que l'élève en question semblait insister vraiment, signifiant que son problème était urgent.
Quel était-il ? Une camarade à elle, tout à côté, avait les yeux rougis par les pleurs et demandait poliment à pouvoir sortir, accompagnée de sa copine. Dans ce genre de situation, l'administratif qu'est aussi tout enseignant réagit : une sortie de classe doit évidemment être justifiée, et accompagnée par la déléguée de classe. Dans la quasi totalité des cas, ce sont des problèmes de santé qui occasionnent un départ de la classe. J'envoie alors les élèves à l'infirmerie, ils en reviennent avec un mot de rentrée visé par l'infirmière.
Tout ça peut sembler lourdement administratif et un peu tatillon. Mais la nécessité s'impose, sinon n'importe quel élève, sous n'importe quel prétexte, ferait n'importe quoi en quittant la classe à son aise. J'ai à ce sujet un souvenir précis : lors de ma première année d'enseignement (c'était en 1993 au lycée Colbert à Reims), un élève m'avait demandé de sortir pour éteindre les phares de sa voiture ! J'étais à l'époque un bleu, j'ai dit oui, sous les sourires entendus de ses camarades. Aujourd'hui, même pour aller pisser, je dis non ! (mais ça n'arrive jamais).
Ce matin, c'était différent, très délicat. L'élève concernée est irréprochable dans sa scolarité, tout risque de bouffonnerie était donc écarté. Il n'empêche que la règle s'impose à tous, y compris aux bons élèves. Si le problème était médical, elle m'aurait demandé d'aller à l'infirmerie, et j'aurais appliqué la procédure habituelle, qui couvre ma responsabilité. J'ai senti que le problème était autre, que l'élève avait besoin de la présence de sa copine. Je les ai donc laissées rejoindre le couloir, sans trop savoir de quoi il en retournait vraiment. Car l'administratif que je suis n'en demeure pas moins quelque part humain.
Il faut se laisser aller à l'intuition, s'adapter aux circonstances, sacrifier la lettre à l'esprit. Même si je n'aime pas trop ça, parce que c'est contraire à l'idéal fonctionnaire. Imaginez que le proviseur passe dans le couloir, qu'il constate la présence des deux élèves : je devrais m'expliquer ... et je n'aurais rien à dire. Et puis, dans ce couloir vide au moment des cours, que font-elles ? Le problème est peut-être gravissime, il peut provoquer des réactions inattendues, peut-être dangereuses. Pendant le cours, je suis responsable des élèves qui sont devant moi.
Les deux heures se sont déroulées sans que les deux élèves ne reviennent. Je n'ai rien dit, j'ai laissé faire. J'ai senti que c'était la meilleure attitude à adopter. Mais je ne me suis pas départi de ma prudence : deux ou trois fois, j'ai ouvert la porte pour voir si tout allait bien, si j'ose dire. A vrai dire, ça n'allait pas, mais les élèves étaient là, assises contre le mur, parlant et pleurant, discrètement.
Au moment de la pause, elles ont été rejointes par quelques autres camarades, qui se sont mises en position de consolatrices, dans des attitudes qui me surprennent toujours parce qu'elles me sont étrangères et me semblent très actuelles, impudiques, ostentatoires : enlacements, caresses, embrassements. Est-ce qu'on faisait ça quand j'étais lycéen ? Je ne pense pas mais j'ai peut-être oublié ou pas remarqué.
A la fin des deux heures de cours, l'élève est venue me voir pour s'excuser de son absence. J'ai demandé comment ça allait et quel était le problème. Elle m'a répondu que c'était "personnel". Je n'ai pas cherché à en savoir plus, je ne m'en suis pas senti moralement le droit. Chagrin d'amour, difficultés familiales, décès, je ne saurais jamais. C'est très bien comme ça, ça ne me regarde pas. Et je ne veux pas jouer les psychologues, ce que je ne suis pas.
En vignette : le café philo de Soissons, samedi prochain, que j'anime.
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