mercredi 13 mai 2009

Faire l'amour.

J'ai commencé avec mes classes l'étude de la Lettre à Ménécée d'Epicure, un classique de l'oral du bac, tellement classique que je renonce certaines années à le traiter. Mais un ouvrage de philo qui fait sept pages, ce n'est pas fréquent et c'est tout de même plus simple pour les élèves. D'autant que le style est assez clair, bref, limpide. Quant au sujet, le bonheur et le plaisir ne peuvent que retenir l'attention des lycéens. Va donc cette année pour la Lettre à Ménécée.

Du plaisir justement, il en a été question ce matin avec les ES. Nous sommes arrivés au fameux paragraphe 10 de la Lettre (mais plusieurs paragraphes sont passés comme celui-ci à la postérité !), consacré à la distinction des désirs :

- Il y a les désirs "naturels" : ils sont spontanés, instinctifs, irrépressibles (manger, boire, dormir, ... )

- Il y a les désirs "vains" : ils sont inutiles, artificiels, créés par la société. On peut s'en passer, on le doit si on veut être heureux.

- Il y a les désirs "naturels et nécessaires" : ils proviennent de notre nature mais réclament notre volonté. Le premier d'entre eux est le désir d'être heureux. Naturel car en chacun (fou celui qui n'aspirerait pas au bonheur), mais pas totalement naturel puisque le bonheur ne se satisfait pas comme l'envie de manger. Il est l'objet d'une recherche plutôt compliquée.

Avant de donner ces explications à mes élèves, je leur demande, pour voir s'ils ont compris, de me donner un exemple de désir "naturel et nécessaire". L'un d'entre eux, pas bon du tout à l'écrit mais n'hésitant pas à prendre la parole en classe (y compris pour bavarder avec son voisin), répond tout de go : "faire l'amour".

Rires plus ou moins étouffés, corps qui se trémoussent, échanges de mots, la formule de l'audacieux a manifestement émoustillé la classe. Dès qu'il est question de sexe, c'est l'agitation. Les élèves s'interrogent, curieux, sur la réaction et la réponse de l'enseignant. Je garde tout mon sérieux pour réfuter la réponse et en solliciter une autre : où situer l'amour ? Désir seulement naturel, désir aussi nécessaire ou désir vain ?

Une fille se lance à son tour : désir naturel. Le garçon, lui, trouvait évident que l'amour physique soit également nécessaire. Je réponds aux deux que l'amour n'est pas complètement naturel, puisqu'à la différence de manger, boire et dormir, on peut s'en passer. Mais que l'instinct de reproduction soit inscrit dans notre nature, c'est un fait. Ce n'est en aucune façon une nécessité. La volonté ne s'exerce pas pour le sexe comme elle s'organise pour le bonheur.

A choisir, en me permettant d'interpréter Epicure, je dirais que l'acte sexuel est en partie naturel mais très largement artificiel, "vain". Après tout, nos représentations érotiques et autres fantasmes sont plus le produit de la société et de l'époque que de notre inconscient. Les hommes ne naissent pas avec un porte-jarretelles dans la tête.

Pour la fille qui est intervenue, mon hypothèse semble invraisemblable. Elle pense dur comme fer que l'amour est naturel et que sa nécessité est flagrante. Il y a des moments où l'on sent qu'on n'arrivera pas à convaincre les élèves. Je termine sur ce point en riant et en essayant de mettre les rieurs de mon côté : vous élèves, vous vous faites du sexe toute une baraque foraine dans votre tête. C'est le privilège de la jeunesse, et aussi son illusion. Je n'insiste pas (y a-t-il besoin ?), mais je reviens sur Epicure : cet homme adepte des plaisirs vertueux ne pouvait pas tolérer que la sexualité en fasse vraiment partie. Quoi qu'en pense aujourd'hui les élèves ...

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Je vois que les réactions des lycéens sont semblables à celles des CM quand il s'agit de sexe! Et que les enseignants ont la même difficulté à gérer : garder son sérieux devant les réactions spontanées des enfants ou des ados.

Emmanuel Mousset a dit…

Et les réactions des élèves sont les mêmes que celles des adultes, qui eux aussi pouffent, gloussent et rosissent quand il est question de sexe.

Ma solution dans ce genre de situation (devant une classe) ? En rire aussi, pour crever l'abscès, puis passer en parler plus sérieusement.

Anonyme a dit…

Ma solution ne consiste pas à en rire, mais à faire réagir (et donc rire et rougir) les élèves, en prononçant tous les mots qu'a priori ils ne s'attendaient pas à entendre de leur maîtresse (garante d'un vocabulaire châtié...et d'une attitude "convenable" même en dehors de l'école. Qui est déjà arrivé à concevoir, alors qu’il était encore enfant, que sa maîtresse d'école puisse avoir des relations sexuelles?...), mais qu'il faudra utiliser à l'école, dans le cadre de la leçon. Après les deux premières séances, en général, ils ne rient plus et rougissent beaucoup moins, pour écouter attentivement. Mais bizarrement, vu que les débats se passent sous la ceinture, ils ne savent pas, du moins au début, quels sont les "gros mots" à ne pas prononcer, et quels mots ils peuvent utiliser. Et là le "choc" intervient : la maîtresse connaît les mots... même les "gros mots", puisqu'elle les traduit dans le langage autorisé! Elle serait donc un être humain, en plus d’être une maîtresse…

Emmanuel Mousset a dit…

Bonne méthode : les "gros mots" sont aussi des mots, qu'on désamorce en les traduisant. Tout le problème de l'enseignant, c'est quel langage parler ?

Anonyme a dit…

Mais à partir du moment où le désir de faire l’amour s’inscrit dans la définition du bonheur d’un individu, ce désir là peut donc être considéré comme un désir naturel et nécessaire, non ?

Emmanuel Mousset a dit…

Pour Epicure non, parce que sa définition du bonheur ne correspond pas à la définition contemporaine que nous en avons. Aujourd'hui, être heureux passe par l'épanouissement sexuel, pas pour Epicure. Il pense que le bonheur, c'est se suffire à soi-même. Or l'amour exige la présence et la participation d'une autre personne, qu'on ne trouve pas toujours aisément, qui peut nous décevoir ou même nous quitter. Pour Epicure, le bonheur, c'est l'absence de douleur. Il ne faut donc pas trop y penser en ce qui concerne l'amour.