
Ce matin, devant ma classe : à ma droite, deux élèves parlent entre elles, se sourient, discrètement mais visiblement. Elles ne sont pas dans ce que je dis. A ma gauche, un élève consulte je ne sais quoi, qui n'a manifestement rien à voir avec le cours. Dès qu'un élève fait autre chose que noter, je le perçois immédiatement. Un élève, non loin, bouge parce que sa table est bancale et qu'elle bouge. Quelque chose d'anormal qui bouge dans une classe, et c'est une bonne partie de la classe qui se met à bouger. Face à moi, mais au fond de la salle, une élève se penche vers une autre élève. Elles sont cachées par des corps et des têtes, je ne sais donc pas ce qui se passe. Mais je sens à l'évidence qu'il se passe quelque chose, qui est sans rapport avec moi ou la philosophie.
Bref, la classe m'échappe. C'est plutôt rare, mais ça arrive de temps en temps, régulièrement. Tout bascule alors lentement dans un autre monde. Un professeur inattentif pourrait ne pas s'en apercevoir. Il n'y a pas de désordre manifeste, d'indiscipline flagrante, les apparences sont sauves. Mais l'illusion est sensible, un glissement s'opère, en divers points de la classe, entraînant l'ensemble non pas dans le chaos mais dans une forme d'inertie, une étourderie assez puissante si on n'y prend pas garde. Les corps sont là, les visages sont absents, les regards fuient, les esprits sont ailleurs, très loin.
Je n'y suis pour rien. J'ai bien dormi, je suis en forme, la force est en moi. Mais que peut la force contre le relâchement ? C'est comme le sable qui file entre les doigts. Que faire ? Gueuler pour briser la douce somnolence, pour ramener le groupe à moi et à la philosophie, pour rattraper ce qui peut encore l'être. Rien n'est plus irritant, dans ce genre de situation, que la fin de la séance, où les élèves se lèvent dès la sonnerie, avant même que j'ai terminé. Ça m'est insupportable, c'est le signe qui trahit leur vacance. J'ai prévenu : pas question que ça continue ainsi. Demain je serai là, ils m'auront devant eux, ils ne pourront pas y échapper, ils ne pourront plus m'échapper.
Est-ce la mauvaise expérience du matin qui m'a rendu impitoyable, avec une autre classe, en fin d'après-midi ? Je n'ai guère plaisanté avec eux, ce que je fais pourtant volontiers, pour que le cours ne soit pas trop tendu, qu'il ait des temps de respiration. J'ai parlé fort, plus fort que d'habitude, j'ai veillé à mon élocution, afin qu'elle soit parfaite, sans faiblesse, sans hésitation. La clé de l'autorité est dans la voix, le ton. Personne ne résiste à ça. Dans le maintien du corps aussi : je suis resté debout, tendu, crispé, offensif, prêt à riposter au moindre problème, exerçant physiquement ma force de dissuasion. J'ai circulé dans la salle, jusqu'au fond, là où les tentations trouvent si souvent refuge.
Deux élèves se sont mises à murmurer, très peu. C'était déjà trop, j'ai fait cesser. Et je ne les ai pas lâchées de l'heure. Une élève écrit alors que je ne parle plus depuis de longues secondes. Je m'approche, menaçant. Que fait-elle ? Elle était absente la dernière fois et recopie le cours d'avant. Sauf qu'il fallait le faire avant ou après, mais sûrement pas pendant le présent cours. Elle range sa feuille. Une élève s'avachit sur sa table. Ordinairement, je ne sanctionne pas les attitudes. Mais là oui. Je n'accepte pas. Le relâchement des corps invite au délitement des esprits.
L'heure est passée, sévère, carrée, contrôlée. Les élèves n'ont pas bronché. J'étais satisfait. C'était ma revanche sur la matinée. Mais je n'aimerais pas non plus que chaque cours se passe comme ça.
En vignette, l'annonce d'un débat demain à Soissons, ouvert à tous, consacré au sida. Animé par un certain EM.