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Corriger une copie d'élève, c'est commettre un crime. J'extorque à quelqu'un qui ne m'a rien demandé ni fait aucun mal le fruit de son travail, je me permets de le juger alors que nous savons la fragilité de la pensée, j'attribue une note qu'un autre prof pourrait fort bien ne pas suivre, je marque au fer rouge la page blanche et la réputation de l'élève. Évaluer c'est voler, quelque chose, quelque part. Je crée des illusions quand la note est bonne, je produis du désespoir quand elle est mauvaise. Voilà le crime, voici en vignette le lieu du crime.
Je m'y suis mis sérieusement aujourd'hui. Le paquet des Littéraires (j'ai commencé par lui) a bien avancé. Je l'aurai terminé demain, c'est certain. Le lieu du crime, c'est ma mansarde. On peut corriger en de nombreux endroits. Je connais des collègues qui font ça dans des cafés. C'est sympa et sartrien. Je ne suis ni sympa ni sartrien. Café philo d'accord, mais pour les corrections non.
Dans le train, pourquoi pas, quand le voyage est long, qu'on a du temps. Il n'y a alors que le paysage qui peut nous distraire de notre travail. C'est bien mais ça bouge, les annotations sont pénibles et tremblantes. Et puis, je ne vais pas me payer un aller et retour dans mon Berry natal à chaque fois que j'ai des copies à corriger !
Certains collègues, parmi les plus jeunes, font le boulot au bahut, dans la salle des profs. Ils veulent rentrer le soir sans avoir le lycée, les classes, les élèves, les copies dans leur maison. Ça ne me viendrait pas à l'esprit. J'ai besoin d'intimité pour commettre mon crime. Mon salon, pas question : c'est pour les repas, les invités, pas pour ce travail de boucher qui consiste à corriger environ 90 copies.
Alors je m'élève, je me rapproche du ciel, je m'installe dans le point haut de ma maison, sous les toits, derrière un vasistas qui m'aspire dans l'espace (il fait nuit sur la photo). Le décor est sommaire, c'est une cellule d'ascète, murs blancs et planche de bois pour table. Car rien ne doit me distraire. Sauf les oiseaux, les nuages et les anges au-delà de la vitre : ils sont là pour reposer mon esprit, m'inspirer éventuellement une note qui m'échappe, que je saisis mal.
Élèves, voyez le lieu où vous allez être jugés, cuisinés, mangés. Cette pièce a la sobriété d'un tribunal. Mais j'y commets ce crime d'apposer un chiffre sur un être humain. Ils le savent bien : au moment de la remise des copies, c'est le grand silence, la peur de la mauvaise note. La blancheur de mes murs, la dureté de ma table s'imprègnent sur leurs copies. C'est redoutable. C'est ça être élève, c'est ça être prof.